Impossibles adieux - Han Kang ****

Impossibles adieux est un très beau roman de la lauréate du prix Nobel de littérature 2024, la sud-coréenne Han Kang. C'est aussi mon premier livre lu d'elle (et assurément pas le dernier, même si l'histoire est terriblement sombre mais tellement tellement tellement bien écrite.).

 

On démarre par une quête d'une amie demandée par une amie artiste du bois : celle de s'occuper d'un oiseau pendant son séjour à l'hôpital. Puis on constate très vite que cette quête complète une commémoration élargie et provoque des souvenirs familiaux et des secrets de famille les plus enfouis : certains vont permettre de comprendre un comportement maternelle étrange, d'autres vont rappeler surtout que les cicatrices ne sont pas seulement visibles à l'oeil nu.

L'adjectif qui ressort de la lecture d'Impossibles adieux est « brillant ». L'autrice Han Kang est foncièrement brillante à plusieurs niveaux : le scénario est ficelé et propose différentes boucles (un puzzle dans lequel les pièces sont disséminées au cours de la lecture avant de contempler le tout en fin de récit), les évocations humaines se répondent. D'une histoire particulière, Han Kang évoque le soulèvement de Jeju et la répression de la population locale sous fond politique (une guerre de territoire et de la terreur entre droite nationaliste et communisme, avec comme principales victimes : 30 000 citoyens innocents -femmes, enfants, hommes- mutilés, torturés, exécutés).

La pluie neigeuse sert d'agent de liaison du présent et du passé. Han Kang fait parler les âmes au travers des rêves, des fantômes, des mirages, du froid ou de carnets. Impossibles adieux nécessite toute l'attention du lecteur et l'usage de son bon sens. C'est à la fois une lecture subtile, exigeante et accessible, et je ne suis pas certaine d'avoir tout vu. J'ai aimé que Han Kang ne dise pas tout, j'ai aimé découvrir cette belle amitié féminine jusqu'au-boutiste, j'ai apprécié l'image des arbres comme art du souvenir. Malgré la dureté des thèmes abordés, Han Kang fait preuve d'une grande délicatesse en informant son lectorat sans le brutaliser (la réalité des faits suffit pour cela). Un grand bravo aussi aux traducteurs qui ont su respecter la poésie originelle et renvoyer un texte juste magnifique, un bel hommage littéraire et historique aux innocentes victimes sacrifiées au nom d'idéologues autoritaires et inhumains. Ce livre fait partie du devoir de mémoire, les événements actuels nous indiquent notre devoir du présent. 

Éditions Le livre de poche.

Excellente traduction de Kuygran Choi et de Pierre Bisiou

[RDV en chanson] Août 2025 - Brandt Rapsodie - Benjamin Biolay et Jeanne Cherhal

Poursuite du rendez-vous mensuel spécial chanson en langue française avec Anne. 

Pour ce mois d'août 2025, je vous propose Brandt Rapsodie une histoire d'amour résumée en post-its sur un réfrigérateur, des voix qui changent de ton selon l'évolution de la relation et des sentiments, une fusion qui se consume en amour sincère à l'épreuve du temps, de l'usure, des événements (heureux et malheureux) de l'existence. J'aime tout dans cette chanson : l'interprétation, les paroles qui décrivent les petits textes, la musicalité particulière qui soutient la routine et les changements ; les deux interprètes et auteurs - Benjamin Biolay et Jeanne Cherhal- incarnent si justement leur personnage. C'est une réussite, déjà repérée ici.

Il faut qu'on se revoie.
Tu sais, depuis mardi, j'ai beaucoup pensé à toi.
Je suis joignable au 06.06.06.06 et le soir, chez moi.

J'ai passé une nuit délicieuse, même si j'ai un peu la migraine.
Tu es belle quand tu es odieuse.
Je te dis « Á dans une semaine ! »

Je rêve de ton corps, je rêve de ta bouche.
Je te veux près de moi, je veux que tu me touches.
Je rêve de ta peau et de tes mains.
Je ne pense qu'à toi, je bosse plus, je fous rien.

Mon amour, tu dormais si bien que j'ai pas osé te réveiller.
J'travaille jusqu'à 7h20.
Si tu veux, après, on peut s'appeler.
J'sais pas ce que tu fais ce soir, moi, j'ai rien de prévu.
Si t'as du travail, je te dis à plus tard et j'embrasse ton cul.

Je suis à toi, je te veux, je pense à nous.
Tu es mon homme, tu es mon idéal.
Je te désire, tout le temps, partout.
Tu es mon grand projet et je te suivrai n'importe où.

Parce que je t'aime, parce que tu me rends heureux.
Parce que des fleurs, dans une cuisine, c'est joli.
Je t'embrasse encore, encore, ouais là aussi.

Mon amour, demain matin, rejoins-moi à l'aéroport.
Orly, Terminal 2, 9 heures et demie.
Ne pose pas de questions, prends juste ton passeport
Je t'aime, je t'aime. Bonne nuit !

Chérie, y a des trucs à manger dans le frigo.
Je vais rentrer tard, sans doute après le dernier métro.
Tu vas pouvoir enfin te faire une soirée tranquille.
Je t'   [Je « t » apostrophe et là il y a un cœur dessiné au stylo bille.]

Je suis enceinte.

Mon amour, ta mère a téléphoné tout à l'heure.
Je crois qu'elle n'a pas encore osé prévenir ta sœur.
Ton père a refait une attaque, cette nuit.
Je t'aime, appelle-moi, je pense à toi, je pense à lui.

Hier soir, j'ai oublié de te parler d'un truc important.
Est-ce que tu peux m'appeler ?
dès que tu te réveilles,
à n'importe quel moment,
(Important mais pas grave).
Je t'embrasse.

Mon amour, ne m'attends pas ce soir.
J'ai pas mal de boulot et je risque de rentrer tard.
Je crois qu'il doit rester une demi-pizza quelque part,
mais vérifie la date sur la boîte.

N'oublie pas qu'on dîne chez ma sœur,
Si tu peux t'occuper du vin, tu seras un cœur,
car je risque d'être ric et rac.

Un peu plus loin
Je te redonne l'adresse et les codes
59 boulevard Ménilmontant, code AB1981.

La voisine a laissé un mot sur le palier.
Le chat a gueulé toute la nuit dans l'escalier.
S'il-te-plaît, en sortant, tu descendras la poubelle.
Et pense à rappeler ta mère qui me harcèle.

Le mec du câble passe entre 7h15 et 9h15.
Tâche de te réveiller.

En plus gros, d'une encre différente, un truc qui n'a aucun rapport, style  numéro de passeport.

À payer : EDF, Orange, abonnement Canal
+ le cadeau commun pour mon frère, le week-end prochain.

Je trouve plus le chéquier, c'est toi qui l'as, non ?
Si oui, mets-le en évidence dans le salon.

La réunion est à 19h30 précises à l'école. [Le « précises » est souligné].

Eve a encore appelé.
Elle m'a parlé d'un chalet, je n'ai pas compris.
Enfin, tu dois mieux savoir que moi.
à +   [le + est une croix.]

Casser trois œufs, ajouter un demi-litre de lait.
Incorporer cent grammes de farine progressivement.
Ajouter d'un seul coup cinquante grammes de matière grasse.
Tu mets moitié beurre, moitié margarine, et tu mélanges.

Code réservation QWXXCJ, mot de passe CASABLANCA
Départ Orly : 9h47
Retour le 23 à 7h15 - Arrivée Paris : 11h03 - Charles-de-Gaulle, Terminal 3.

Une baguette,
Crevettes,
3 avocats,
Sopalin,
Tampons normaux,
Produit vaisselle,
Lait demi-écrémé bio,
6 oeufs bio,
Sacs poubelle 50L.

D'une écriture différente, de papier à en-tête
Effexor 75 LP, une gélule trois fois par jour
Alprazolam 0,50 mg, six prises par jour maximum
Puis une signature informe, suivie d'un caducée

Je te rappelle que tu as un fils qui va à l'école tous les matins,
et qui aimerait bien prendre le petit déjeuner avec son père, de temps en temps.
Salut !

La visite est à seize heures.
Il y a encore plein de trucs à toi dans le bureau du fond.
Tu veux sans doute les récupérer ? Appelle-moi.
Mon nouveau numéro 06.62.73.49.63.

Auteurs et interprètes : Benjamin Biolay et Jeanne Cherhal (bravo pour cette merveille !) 

Assise, debout, couchée ! - Ovidie ****

Dans cet essai intitulé Assise, debout, couchée !, l'artiste multifacette Ovidie expose son amour pour les chiens, et profite pour présenter les similitudes sociétales de traitement et de considération des femmes et des animaux.

 

L'écrit est instruit, documenté et étayé de références (bibliographiques, journalistiques, de recherche, parfois télévisuelles) et présente la pensée de l'autrice avec plus ou moins de nuances, avec plus ou moins d'excès (son féminisme est affiché, il est souvent bienvenu d'ailleurs ; après je n'ai pas adhéré à tout ce qui est énoncé, même si j'ai apprécié l'authenticité, l'humour et le discours sérieux.). 

Assise, debout, couchée ! est surtout agréable à lire, grâce à la plume efficace d'Ovidie qui rend son propos accessible à tous et à toutes. L'essai est bien construit avec un rythme narratif intéressant alternant la présentation de chaque chien qui a compté, les anecdotes et les réflexions sur les conditions canines et féminines. J'ai lu avec plaisir, j'ai appris. J'ai aussi ri avec l'introduction d'Alaska, l'arrivée de Freyja et de Brünnhilde, j'ai pleuré Raziel et Mabrouck. Voilà, Assise, debout, couchée ! est un condensé d'une vie de rencontres animales, humaines et artistiques, de réflexions sur le monde qui nous entoure et de ses représentations, d'une génération tout simplement.  Vraiment intéressant.

Éditions Points 

 autres avis : Cathulu, Hilde,  

BD : La route - Manu Larcenet *****

Pas simple de faire une adaptation graphique de l'excellent roman de Cormac McCarthy, le genre de livre qui vous marque profondément, par la sidération qu'il provoque. Pas simple d'illustrer des scènes macabres bien décrites par l'auteur américain, pas simple d'apporter un petit truc nouveau quand le scénario est balisé, ficelé, descriptif. 

Et pourtant Manu Larcenet construit une œuvre propre et personnelle, sans se départir de l'originelle ; une œuvre inspirante et incarnée (quel boulot, mais quel boulot de précision dans le graphisme, dans les différentes scènes, pour poser une ambiance et une atmosphère obscures, pour marquer les liens humains, pour indiquer que chaque rencontre amène à la torpeur, parfois à la sidération, rarement à la quiétude.... pas sûr que l'auteur ait bien dormi pendant ces journées, ces mois de création). Là où Manu Lacenet est très fort, c'est que j'ai eu le sentiment de redécouvrir l'histoire de La route, pourtant une histoire inoubliable. Je veux dire par là, qu'à chaque moment de recherche de nourriture, à chaque passage d'humains plus ou moins fréquentables (souvent infréquentables sous peine d'y laisser sa peau), je n'attendais rien à part la surprise, parce que si j'avais en tête le scénario global, Manu Larcenet s'est inspiré de Cormac McCarthy pour construire un autre joyau. Et il n'a pas compté son temps. Le graphisme est recherché (avec les nuances de noir, les ombres, les traits rapprochés et ciselés), on est dans le noir de chez noir, mais hyper stylé. 

J'ai longtemps hésité à lire ce roman graphique tant j'ai aimé l'oeuvre de McCarthy, qui m'a profondément marquée. Mais je n'ai pas été déçue par cette lecture, plutôt à nouveau scotchée. Manu Larcenet a brillamment réussi l'entreprise de sublimer un bijou littéraire et peut-être de lui permettre une plus large audience (en particulier d'atteindre un public qui aime davantage les histoires et les mots amenés par des images). En tout cas il a réussi à conserver tous les sentiments humains d'amour et de protection d'un père pour son fils, un père dont la quête est d'assurer la survie et l'espoir de son fils coûte que coûte dans un monde anéanti. Et la fin parfaite (comme toujours) me tord le ventre. Magistral. 

Editions Dargaud